Pourquoi ce peuple me fascine-t-il autant ?
Je crois qu’il s’agit de son corps, de sa manière d’exister dans le corps, de l’habiter, de le toucher, d’entrer en relation à travers lui. L’humain d’ici semble vivre en corps avec moins d’embarras que là d’où je viens. Je perçois une sorte de gêne corporelle chez certains humains de mon pays que je ne rencontre pas ici.
Qu’ils soient énormes, abîmés, fripés, en évidente dégénérescence ou qu’ils soient forts, dorés, sculptés, soignés, il règne entre tous ces corps, du plus morbide au plus sain, comme un air d’accueil, d’acceptation, de respect. Je suis consciente qu’il s’agit de ma perception d’individu isolé dans des frontières de chair, d’os et de mémoires cellulaires. Le vécu intérieur de ces corps formant un peuple est sûrement tout autre, il doit d’ailleurs être aussi divers que le nombre d’humains de cette terre brûlante.
(Je ne peux parler qu’à partir de ce moi que j’occupe pour un temps. Cette réalité m’a plus d’une fois fait ressentir des symptômes de claustrophobie. Je garde en mémoire avec une surprenante clarté le souvenir de la sensation de petitesse, de limitation oppressante qui m’a envahit au moment où j’ai senti pour la première fois cette lucidité sensorielle éclatante qui m’informait de la relativité découlant de la vie dans un corps, un esprit unique, individuel, temporel, conditionné.)
La passion que je ressens pour ce peuple vient sûrement (en partie) de cette impression de vastitude que je perçois à l’intérieur de leurs corps ainsi que dans l’espace entre eux. Vivre dans un corps n’est pas une expérience banale. Vivre dans un corps humain est, de mon point de vue, complètement extraordinaire.
Le seul état qui selon moi s’approche de ce qu’on appelle la mort (ou quasi absence de vie) est d’ailleurs cette condition dans lequel l’humain est capable de s’empêtrer et qui lui donne un air de prétention ultime : l’illusion que TOUT est ordinaire. Cette illusion lui enlève toute capacité d’émerveillement, de découverte, tout élan de curiosité, toute conscience de la naissance permanente de toute chose.
Je comprends aujourd’hui un peu mieux pourquoi je suis si souvent revenue ici, pourquoi je savoure tellement respirer l’air de ce pays, plonger mon corps dans la foule, le vacarme, la chaleur, le chaos de cette part d’humanité. Il s’agit de vivre en corps. Il s’agit pour moi de sentir ce corps d’une manière nouvelle. J’entends, je ressens avec beaucoup plus d’aisance les messages de la terre, de l’eau, du feu, de l’air lorsque mes pieds se posent sur ce sol, que mes poumons s’emplissent de l’air épais, doux et chaud de ce pays. Tout semble plus vivant, clair, sincère. Comme si les âmes étaient à vif, pas de rideaux pour se cacher, si peu d’habits, la peau est découverte, l’être a tellement moins de planque, la vie circule, fière et souveraine, entre ces milliers de vies humaines.